Bernard Mietton
« Contre les laits pauvres, prématurez ! »
Comment gérer les laits paucimicrobiens ? Bernard Mietton pose les données de la problématique.
Comment gérer les laits paucimicrobiens ?
BM : D’un strict point de vue technologique, c’est une problématique à laquelle l’on sait très bien s’adapter : on est capable de faire de très bons fromages à partir de laits qui ont moins de 20 000 germes par ml, voire nettement moins ! Cette problématique, qui a commencé à apparaître à partir des années 70 avec le début de la réfrigération à la ferme, pose surtout des difficultés aux structures fermières et artisanales.
En quoi les industriels sont-ils moins concernés ?
BM : Ils ont vite trouvé la parade en optant pour de la prématuration avant emprésurage (entre 8 et 14°C, au lieu de conserver le lait à 4°C). Ils ensemencent les laits en ferments mésophiles, en procédant à un double traitement thermique (thermisation ou pasteurisation) : avant et après la phase de prématuration. L’intérêt est triple :
cette prématuration biologique favorise le développement de la flore lactique, initie donc le processus d’acidification et permet de raccourcir la phase ultérieure d’acidification, de maturation chaude (ce qui peut contribuer à améliorer la rentabilité et favoriser la lutte contre les phages)
ensuite, elle enrichit le milieu en petits peptides et acides aminés facteurs de croissance. Elle favorise notamment, dans les levains mésophiles complexes, les populations de bactéries lactiques « prot — », ce qui réduit l’activité protéasique et permet une meilleure conservabilité et durée de vie des fromages.
enfin, elle permet un rééquilibrage micellaire qui corrige les effets néfastes de la réfrigération, telle que la solubilisation de la caséine bêta et des minéraux).
A l’issue de cette phase de prématuration, les industriels thermisent ou pasteurisent le lait pour détruire cette flore lactique qui a fait son travail.
Que peuvent faire les fermiers et artisans qui travaillent avec des laits crus pauvres ?
BM : Opter également pour la prématuration ! Il leur suffit de conserver le lait de la traite du soir entre 12 et 14°C (selon le gain d’acidité souhaité). Il est judicieux de monter sur les tanks à lait un double thermostat : l’un pour régler la température de prématuration, l’autre pour la température de fabrication.
Cela donne de très bons résultats en technologie lactique : la régularité est considérablement améliorée et le démarrage plus rapide de l’acidification permet de mieux sécuriser le milieu contre les pathogènes, ce qui reste une problématique de fond en lait cru.
Un autre intérêt de cette technique est de ne pas perturber les équilibres en protéines et minéraux comme le fait la pasteurisation, et donc d’avoir une meilleure organisation du gel, et donc un meilleur rendement.
La flore endogène s’exprime ainsi mieux…
BM : En effet, c’est une façon de mieux concilier sécurité et typicité. Pour les laits traités thermiquement, il faut en revanche trouver d’autres parades pour conserver un « effet terroir ». Soit en puisant dans des souchothèques collectives, comme le proposent certaines appellations d’origine (ce sera l’objet de la 3e conférence). Soit en sélectionnant, au sein des ferments du commerce, ceux qui ont le plus d’analogie avec la flore native. Cela permet en outre de s’assurer d’une bonne régularité et une meilleure sécurité (ce sera l’objet de la 5e conférence). Mais il faut, bien sûr, un budget supplémentaire pour cela.
Toutes les technologies se prêtent-elles à la prématuration ?
BM : Oui, mais on prématurera moins pour une pâte pressée que pour une pâte lactique. En comté, par exemple, on cherche des pH d’emprésurage peu acides (de l’ordre de 6,65 - 6,70) alors qu’en pâte molle à croûte fleurie ou lavée, il vise 6,15 - 6,20.
Qu’en est-il de la complexité gustative des fromages fabriqués à partir de laits crus paucimicrobiens ou de laits pasteurisés ?
BM : J’ai souvenir d’une étude réalisée dans l’Ouest de la France et en Savoie par l’ITG (Institut technique du Gruyère) il y a déjà une trentaine d’années, sur les laits paucimicrobiens : elle avait démontré que ceux-ci conservaient toute leur diversité d’espèces, mais avec moindre diversité de souches.
Le lait qui arrive de la ferme est en général à 103 — 104 germes totaux par ml. La pasteurisation l’abaisse à 101 - 102. Il suffit de réveiller cette diversité et la prématuration « froide » entre 10 et 14C° est un moyen d’y parvenir : elle fait monter généralement ce chiffre à 106- 107.
Je n’hésite pas à affirmer que l’on peut obtenir des produits très comparables en partant de lait cru, de lait pasteurisé ou de laits très pauvres, pour l’avoir plusieurs fois expérimenté et vécu moi-même avec des fabricants qui ont renoncé au lait cru. Mais cela nécessite un savoir-faire certain. Réinoculer en flores lactiques est facile ; réinoculer en flores d’affinage est un peu plus délicat car il faut tenir compte des conditions environnementales. Mais il y a malgré tout des règles générales, comme la deuxième Journée Pro de « Profession Fromager » avait permis de l’expliquer.